Michael Wernick
Chaire Jarislowsky sur la gestion dans le secteur public
Université d’Ottawa
Dernière révision le 25 février 2025
L’année 2025 s’annonce comme une année à trois Premiers ministres, tout comme en 1984 et en 1993. Cela signifie qu’au moins une fois, et probablement deux fois, un nouveau Premier ministre sera confronté à la tâche de former un premier Cabinet et de décider de sa structure. Qu’est-ce qui est pris en compte dans les décisions relatives à la formation d’un Cabinet?
Il y aura de nombreuses occasions de modifier la composition du cabinet et la constitution de son personnel au fur et à mesure de l’apprentissage et de l’évolution du gouvernement, mais les éléments de base de la conception du cabinet et les considérations fondamentales relatives aux démarrages et aux remaniements demeurent les mêmes.
Deux aspects sont fondamentaux dans la formation du cabinet: son personnel et sa structure.
PREMIÈRE PARTIE : LE PERSONNEL
Le Premier ministre ne peut que travailler avec les moyens mis à sa disposition.
Bien qu’un Premier ministre ou son équipe de transition puissent réfléchir à la sélection du cabinet fédéral pendant la période précédant l’élection et même avoir des listes provisoires mises de côté, ils doivent attendre de savoir qui sera élu dans leur caucus pour avoir des cartes en main. Parfois, ils doivent attendre un nouveau dépouillement des votes ou à un dépouillement judiciaire pour s’en assurer. (cf. Amarjeet Sohi en 2015)
Jusqu’à récemment, les Premiers ministres se tournait souvent vers le Sénat pour mieux asseoir leur position (cf. Sharon Carstairs, Jack Austin, Marjorie LeBreton). Stephen Harper nomma le candidat défait Michael Fortier au Sénat en février 2006 afin de pouvoir le nommer au Conseil des ministres.
Une fois le cabinet initial formé, le Premier ministre devra attendre les élections partielles ou les prochaines élections nationales pour recruter de nouveaux talents. Les exemples les plus marquants de remaniement de cabinet sont le recrutement par Pearson de Pierre Trudeau, Jean Marchand et Gérard Pelletier en 1965, le recrutement par Chrétien de Stéphan Dion et de Pierre Pettigrew en 1996 ainsi que le remaniement ministériel auquel a procédé le Premier ministre Harper en 2008.
La sélection de cabinet poursuit des objectifs multiples.
Les équipes de transition jonglent avec trois considérations à la fois :
- Le signal politique
Le choix des membres du cabinet nécessite beaucoup d’habilité car il faut faire en sorte que le cabinet représente la diversité régionale, linguistique et ethnique du pays.
Lorsque la liste finale du cabinet est publiée, il faudra donc veiller à la répartition géographique, mais il se peut que certaines provinces ne comptent pas beaucoup de députés, voire aucun. Il est également important d’examiner le schéma cumulatif du cabinet en ce qui concerne le genre, la race, la religion et l’appartenance ethnique, ainsi que les signaux politiques envoyés par des nominations spécifiques à des postes spécifiques. Il est toujours séduisant de pouvoir nommer le premier d’une série. Les signaux politiques pourraient également concerner l’expérience professionnelle du nouveau Ministre, en jouant sur la croyance selon laquelle une expérience approfondie dans un domaine est un facteur prédictif d’aptitudes ministérielle.
- Gestion du personnel (politique)
La politique partisane du passé entre toujours en jeu. Le Premier ministre devra faire le choix entre récompenser les loyalistes – en particulier les personnes qui l’ont aidé à accéder au poste de chef du parti ou à obtenir une victoire électorale – et poursuivre une approche « d’équipe d’adversaires » qui coopte d’anciens dirigeants ou des candidats défaits à la direction du parti. Il peut être risqué d’exclure toute faction importante au sein du parti, car cela peut susciter des griefs.
- Gestion du personnel (gouvernance)
Si le parti n’est plus au pouvoir depuis un certain temps et que de nombreux députés sont nouveaux ou n’ont connu que la vie sur les bancs de l’opposition, il peut être très difficile de prévoir quels députés vont réussir dans le poste de ministre. Certains se révèlent être d’agréables surprises, d’autres des échecs ou une source de futurs scandales.
Il est utile que certaines des options proposées soient des personnes qui ont servi efficacement dans un cabinet fédéral ou provincial antérieur. La corrélation avec les accomplissements antérieures à la politique dans d’autres domaines de la vie est très ténue.
Le cabinet est une équipe, et certaines personnes seront plus douées que d’autres pour collaborer et mobiliser leurs collègues. Certains seront plus aptes à diriger un plan de travail et à faire avancer les choses. Certains seront plus doués pour la communication publique, la défense des intérêts et la persuasion, ou seront capables d’atteindre les communautés dans des langues autres que l’anglais et le français. Certains seront plus aptes à présider des comités et des groupes de travail et à faire avancer l’agenda du gouvernement.
Il y a une dernière étape qui pourrait éliminer certaines options. Avant de choisir leur Cabinet, les Premiers ministres soumettront les Ministres potentiels à une procédure de vérification, supervisée par un membre de l’équipe de transition. Le Bureau du Conseil privé (BCP) coordonnera les vérifications des antécédents effectuées par le SCRS, la GRC et d’autres organismes, notamment en ce qui concerne les casiers judiciaires, les mandats et les enquêtes en cours, les questions financières susceptibles d’exposer la personne à des pressions, les contacts avec des gouvernements et des intérêts étrangers ainsi que tout problème de conduite personnelle. Les candidats peuvent être invités à s’entretenir en privé avec le commissaire à l’éthique et à la déontologie pour discuter de la manière de gérer tout ce qui pourrait être considéré comme un conflit d’intérêts. Une vérification approfondie de leur historique sur les médias sociaux sera effectuée, mais elle sera plus ou moins redondante car les partis d’opposition et les médias l’auront probablement déjà fait et auront mis en évidence tout problème susceptible de remettre en question la nomination.
DEUXIÈME PARTIE : LA STRUCTURE
S’accorder sur une structure du cabinet et de ses comités peut être considéré comme un problème de gestion du temps qui résout plus d’une variable :
- Utiliser au mieux le temps du Premier ministre
- Utiliser au mieux le temps passé ensemble par le groupe
- Utiliser au mieux le temps de chaque ministre
Plus ils passent de temps autour de la table du Cabinet, moins ils ont de temps à consacrer à d’autres aspects de leur travail : à la Chambre des communes, aux affaires ministérielles, aux déplacements et aux réunions avec les parties prenantes, ainsi que dans leurs circonscriptions. Le Premier ministre cherchera donc une combinaison de taille, d’échelonnement et de structure de comités qui fonctionne, en gardant toujours à l’esprit et en vérifiant toutes les considérations relatives au personnel mentionnées dans la première partie.
La taille du Cabinet?
Il n’y a pas de nombre optimal de Ministres. L’avantage d’un cabinet élargi est qu’il permet d’atteindre les deux premiers objectifs : le signal politique et la gestion du personnel.
Un nombre plus élevé de Ministres permet au Premier ministre de faire en sorte que davantage de régions géographiques, de groupes identitaires et de factions du parti se sentent inclus, et il fournit au gouvernement une liste plus étoffée de communicateurs et de défenseurs à envoyer à des événements, des entrevues et des réunions avec les parties prenantes. Cela permet également au Premier ministre de récompenser un plus grand nombre de députés, d’élargir son équipe et de constituer une liste plus étoffée pour les futurs remaniements ministériels. Du point de vue de la gouvernance, le fait d’avoir plus de perspectives et de points de vue autour de la table du cabinet peut aider à éviter les angles morts politiques.
D’un autre côté, un cabinet élargi peut nuire à la productivité. Plus il y a de personnes autour de la table, plus il y a d’interventions potentielles, et il faut faire un compromis – plus de discussions tronquées, moins de points par réunion ou plus de réunions. Trente ministres faisant des interventions de deux minutes, cela équivaut à une heure de perdue. Il y aura également plus de problèmes de territoire, de frontières et de relations interpersonnelles à gérer et plus de porte-parole à coordonner.
Les cercles concentriques du pouvoir
Un cabinet nombreux et complet présidé par le Premier ministre utiliserait beaucoup de son temps et impliquerait le Premier ministre vers des questions tactiques et transactionnelles qui consomment une grande partie du temps du cabinet plutôt que de l’aspirer vers la politique stratégique ou la résolution de graves divergences de vues internes.
St-Laurent et Diefenbaker présidaient plus d’une réunion de cabinet par semaine et n’utilisaient guère les commissions, ce qui a eu pour effet de les clouer, ainsi que de nombreux ministres, à Ottawa. Plus tard, les Premiers ministres ont décidé d’utiliser les comités du cabinet pour approuver les petites transactions et pour faire preuve de la diligence nécessaire sur le plan politique, afin d’optimiser le temps passé en Cabinet plénier sous la présidence du Premier ministre.
L’autre approche consiste à créer des niveaux explicites au sein du cabinet, peut-être mieux perçus comme des cercles concentriques ou un système solaire avec le Premier ministre au centre.
L’un des moyens d’améliorer l’utilisation du temps du Premier ministre, de maintenir l’accent sur les objectifs à long terme et d’accroître la productivité consiste à créer un cercle intérieur plus restreint, présidé personnellement par le Premier ministre, de la même manière que de nombreux conseils d’administration dans les secteurs privé et à but non lucratif ont des comités exécutifs. Ces comités stratégiques plus restreints ont souvent été baptisés « planification et priorités », ou « P&P » dans le jargon d’Ottawa.
Les signaux politiques et les considérations relatives au personnel continuent d’influencer le choix des membres, mais ils sont un peu moins contraignants car le Premier ministre peut toujours compter sur une représentation au sein du cabinet au complet. Il y a également des considérations de gouvernance – il serait rare d’exclure les ministres des finances, des affaires étrangères et de la justice, parce qu’ils travaillent à l’intersection de nombreuses affaires du cabinet.
Si le Premier ministre nomme explicitement un « cabinet restreint » ou un comité P&P, il devra décider si ce comité aura le dernier mot, le vote de « ratification », sur les questions qui ont été précédemment discutées au sein des comités, et de décider de la fréquence à laquelle le cabinet plénier doit se réunir. Certains Premiers ministres n’ont réuni l’ensemble du cabinet qu’une fois par mois et l’ont utilisé principalement comme une caisse de résonance politique pour les questions plus partisanes et comme un lieu d’approbation des nominations.
Les Premiers ministres peuvent créer une couche externe de ministres moins haut placés. Ils peuvent nommer des ministres d’État et des ministres sans portefeuille. Un ministre d’État joue un rôle de soutien, soit en aidant un ministre de premier plan dans un domaine ou une tâche spécifique au sein d’un portefeuille plus large, soit en travaillant à la jonction des ministres sur des questions transversales ou sur des intérêts des parties prenantes.
Au Canada, les ministres d’État sont explicitement prévus par la législation depuis 1971 (la loi sur les ministères et les ministres d’État, mise à jour pour la dernière fois en 1985).
Le fait de nommer des ministres d’État peut aider le Premier ministre à donner des signaux politiques – un ministre pour XYZ dit « ceci est important pour nous » et « vous êtes important pour nous ». Elle peut libérer le temps des ministres plus haut placés en leur permettant de prendre en charge des entretiens, des réunions et des événements. Il peut également contribuer à compléter la représentation au sein du Cabinet en fonction de la géographie et de la représentation identitaire. Le Premier ministre peut faire preuve de créativité en créant des postes sur mesure. Parmi les usages les plus courants, citons les intérêts démographiques et identitaires (jeunes, personnes âgées, multiculturalisme, personnes en situation d’handicap), les secteurs économiques (petites entreprises, tourisme, sciences) ou les fonctions (parcs, sport). Plus rarement, le Premier ministre peut nommer un ministre sans portefeuille avec des attributions flottantes.
Du point de vue de la gouvernance, les ministres d’État présentent à la fois des avantages et des inconvénients. Ils sont considérés comme des membres du « ministère », assermentés en tant que membres du Conseil privé et liés par la solidarité et le secret du Cabinet. Ils peuvent prendre une partie de la charge des ministres principaux. Dans le meilleur des cas, ils enrichissent le cabinet.
Néanmoins, ce sont toujours des politiciens ambitieux qui veulent être visibles et influents et qui créent donc un travail supplémentaire net qui doit être soutenu par un bureau politique et par une partie du service public.
La nomination d’un ministre d’État entraîne une autre série de choix de la part du Premier ministre quant à l’opportunité de réaligner les structures du gouvernement – il peut être judicieux de rassembler des éléments de la fonction publique sous la forme d’une sorte de secrétariat ou de mini-ministère, ou bien d’intégrer les ministres d’État dans les départements existants. Il y aura toujours au moins un haut fonctionnaire désigné comme principal soutien à temps plein.
La participation des ministres d’État à la prise de décision politique ou leur cantonnement à un rôle de représentation dépend avant tout de la réceptivité des ministres de haut rang. La question de savoir s’ils contribuent réellement à combler les failles au sein du gouvernement ou s’ils ne font que créer de nouveaux problèmes de délimitations contestées et de guerres de territoire dépend essentiellement de leurs compétences interpersonnelles et politiques. Parfois, cela fonctionne très bien, parfois non.
L’un des problèmes que pose la désignation explicite de ministres d’État est qu’elle suscite souvent des réactions négatives qui vont à l’encontre du signal politique souhaité – les critiques diront « ils n’ont nommé qu’un ministre de second rang, donc ils ne se soucient manifestement pas de vous ». Cela peut attirer l’attention sur les personnes considérées comme « haut placées » et « proches », ce qui peut être un problème pour le signal politique et pour la gestion du personnel.
C’est pourquoi les premiers ministres les plus récents préfèrent pouvoir dire que tous les ministres sont égaux (voir Harper en 2006 et Justin Trudeau). Ils nomment des ministres d’État, mais abandonnent l’expression « d’État » dans l’usage public.
Une complication subtile réside dans le fait que la plupart des Premiers ministres veulent nommer un « ministre politique » pour chaque région, voire chaque province. Le rôle de ce ministre est indépendant de toute affectation ministérielle. Il consiste à surveiller les intérêts partisans du gouvernement, à travailler avec l’appareil du parti, à s’assurer que les députés ne négligent pas leurs tâches partisanes de collecte de fonds et de promotion, et à filtrer les nominations proposées pour signaler les partisans des équipes opposées.
Pour récapituler, les options pour les cercles de pouvoir sont les suivantes :
- Une structure à un niveau – un cabinet complet sans comité de suivi et sans ministres d’État explicites
- Une structure à deux niveaux – un cabinet complet avec un comité de suivi et d’évaluation.
- Une structure à trois niveaux – un cabinet complet avec un comité de suivi et d’évaluation et des ministres d’État explicites.
Les Premiers ministres canadiens ont depuis longtemps rompu avec la tradition britannique, selon laquelle les Premiers ministres peuvent nommer des ministres délégués dans des rôles de soutien qui ne sont pas inclus dans les réunions du Cabinet.
Les secrétaires parlementaires constituent une autre catégorie de députés choisis pour assister les ministres dans leur rôle parlementaire, en veillant à l’élaboration des lois et en gardant un œil vigilant sur les commissions parlementaires et le caucus. Ils ne sont pas ministres. Paul Martin a fait de ses secrétaires parlementaires des membres du Conseil privé afin de renforcer leur habilitation de sécurité, mais il est l’exception.
Les comités ou l’interminable manège de réunions
L’avantage d’avoir des comités de cabinet est de créer une concentration soutenue et de faire avancer les choses. Les résultats sont des décisions. Ils peuvent ajouter des heures de délibération à chaque mois, voire jusqu’à 150 heures par an. Le fait d’avoir le même groupe de ministres autour de la table semaine après semaine augmente progressivement leur connaissance individuelle et collective et, comme toute équipe, ils peuvent s’améliorer avec l’expérience.
Le travail en commission permet de s’affranchir d’une grande partie de la diligence raisonnable au sein du gouvernement : calcul des coûts, risques juridiques, questions de mise en œuvre et de coordination, implications pour les relations internationales ou intergouvernementales, plans de communication. Cela permet de libérer du temps au sein du cabinet ou du comité stratégique P&P. Le Premier ministre a constamment les yeux et les oreilles braqués sur les travaux des commissions grâce au cabinet politique du Premier ministre (PMO) et au Bureau du Conseil privé (BCP).
L’un des moyens de rationaliser les travaux du Cabinet consiste à nommer un « comité des opérations » qui serait explicitement chargé de gérer le flux des petites transactions et d’éviter que l’ordre du jour du gouvernement ou le temps du Premier ministre ne soient détournés de leur but. Le président d’un tel comité exerce automatiquement un grand pouvoir sur ses collègues. Il est également possible, soit en remplacement d’une commission des opérations, soit en marge de celle-ci, de nommer de petits groupes de ministres chargés de superviser des domaines fonctionnels tels que les travaux parlementaires, d’examiner les stratégies de communication ou d’apporter leur contribution aux stratégies de contentieux.
La pratique moderne, par nécessité, est d’avoir un groupe de ministres désignés à l’avance pour agir en tant que table d’intervention en cas d’urgence.
Par ailleurs, le Premier ministre dispose d’une grande marge de manœuvre en ce qui concerne la taille, la composition et le mandat des comités du Cabinet, la fréquence de leurs réunions et leur caractère permanent ou temporaire. Au fil du temps, les configurations évolueront.
Il s’agit essentiellement de choisir entre un petit nombre de comités avec un grand nombre de membres et un grand nombre de comités avec un petit nombre de membres. Le Premier ministre sera attentif au nombre d’heures par mois qui devront être dédiées par les ministres à des réunions et à la charge cumulée sur chacun d’entre eux.
Contrairement à l’époque de St-Laurent et de Diefenbaker, il est désormais possible pour les ministres d’utiliser des connexions sécurisées pour participer à des réunions à partir d’autres endroits, de sorte qu’ils ne sont pas nécessairement retenus à Ottawa. Néanmoins, ils ont souvent l’impression de passer trop de temps en réunion.
RECAPITULATION :
L’une des tâches les plus intenses auxquelles est confronté un Premier ministre nouvellement élu est la constitution de son cabinet. Il ne réussit pas toujours du premier coup et aura l’occasion d’apporter des changements Mais la sélection initiale de l’équipe et la conception structurelle du cabinet et de ses commissions auront un effet durable sur le style et l’efficacité du gouvernement.