Michel Wernick
Chaire Jarislowksy en gestion du secteur public
Université d'Ottawa
Dernière révision le 28 mars
Le chef du parti conservateur Pierre Poilievre est peut-être un Premier ministre en devenir. Dans les jours à venir, il semble raisonnable d'examiner de plus près les déclarations qui pourraient bientôt se transformer en politique gouvernementale par le biais de lois, de régulations, de pratiques administratives et de changements institutionnels.
On peut commencer par l'entrevue que Poilievre a accordée à Jordan Peterson le 21 décembre 2024, qui a été largement diffusée. La partie où il parle de la race et de l'identité est particulièrement intéressante. Regardez l'intégralité de l'entretien en anglais ici ou ce clip avec des sous-titres français et faites votre propre évaluation.
Regardez le tout et faites votre propre évaluation.Poilievre s'inscrit dans une ancienne tradition qui place l'individu avant le groupe et l'identité canadienne avant les politiques identitaires.
« Nous allons revenir au principe de base selon lequel les gens sont jugés en fonction de leur caractère individuel et de leur humanité, plutôt qu'en fonction de leur identité de groupe. »
« Laissez tomber les traits d'union, nous n'avons pas besoin d'être une société à traits d'union »
« Mettez de côté la race, cette obsession de la race que le « wokeism1 » a réintroduite. »
Ce qui est nouveau, c'est la façon dont il fusionne cette ancienne tradition intellectuelle avec le populisme contemporain qui attaque les « élites » et un « wokeisme utopique et horrible ».
Ni l'un ni l'autre ne sont clairement définis. Mais jouons le jeu et demandons-nous ce que cela pourrait signifier pour un nouveau gouvernement canadien en 2025.
Il y a quelques indicateurs dans l'interview de Peterson et dans d'autres déclarations.
« Je couperai le financement du « wokeism » et je lutterai contre l'antisémitisme. »
Il « licenciera les fonctionnaires de (son) administration qui imposent une idéologie « woke » toxique ».
Que devra-t-il donc vraiment décider en tant que Premier ministre ?
Les questions qui se poseront à lui au sein du gouvernement peuvent être regroupées sous les rubriques suivantes :
- Les lois
- Les institutions
- Les programmes de financement
- Les nominations
- Les tribunaux
- Les pratiques administratives
- Les litiges
- L'algorithme pour l'élaboration des politiques
Lois
Les lois les plus pertinentes sont la loi sur l'équité en matière d'emploi, la loi canadienne sur les droits de la personne et la loi sur l'emploi dans la fonction publique ainsi que peut-être la loi sur la radiodiffusion.
La loi sur l'équité en matière d'emploi est une créature des années 1980. Le gouvernement Trudeau ne parviendra pas à achever la révision de la loi qu'il a lancée en 2021. Le rapport du groupe de travail déposé par le ministre O'Regan en décembre 2023 reste sans réponse législative.
Poilievre devra décider s'il convient de poursuivre la rénovation de la loi, de la supprimer entièrement ou de la laisser en l'état jusqu'à la fin des années 2020 sans aborder des questions aussi épineuses que le maintien de la catégorie des femmes dans une fonction publique qui compte aujourd'hui 56 % de femmes, ou la suppression de la catégorie des « minorités visibles » et son remplacement par des identifiants plus spécifiques, tels que « Noir » et « sud-asiatique ».
La loi canadienne sur les droits de la personne pourrait être rouverte. Poilievre a parlé de la protection de la liberté d'expression, mais aussi de la répression des discours haineux. Cela devra se traduire par un langage législatif qui sera sujet à des contestations en vertu de la Charte.
Il convient de noter qu'en 2016, tous les partis ont largement soutenu le projet de loi C-16, qui a ajouté l'identité et l'expression de l’identité sexuelle aux motifs de discrimination interdits par la loi canadienne sur les droits de la personne. Ce projet de loi était une réponse à la transphobie et, dans la politique américaine actuelle, il serait considéré comme « woke ».
Institutions
La législation devra être rouverte si le gouvernement souhaite contraindre ou priver le Tribunal canadien des droits de la personne de son pouvoir de rendre des sentences monétaires importantes et de s'immiscer dans le fonctionnement interne du gouvernement.
Lors de sa campagne, Poilievre a promis de créer un « gardien de la liberté d'expression » chargé de veiller à ce que les universités respectent les principes de la liberté académique et de la liberté d'expression et d'enquêter sur les allégations de censure académique. Cela implique de créer, de financer et de doter en personnel une nouvelle institution ou de l'intégrer à une autre agence.
L'avenir du Centre sur la diversité et l'inclusion, qui fait partie du Secrétariat du Conseil du Trésor, semble aujourd'hui incertain. Il en va peut-être de même pour le département intitulé « Femmes et égalité des genres Canada ». Ce sont là des décisions auxquelles Poilievre devra faire face.
Certains sénateurs sont susceptibles de faire pression sur le gouvernement pour qu'il réponde à leur rapport de décembre 2023 sur le racisme anti-Noir, le sexisme et la discrimination systémique au sein de la Commission canadienne des droits de la personne, qui préconise notamment la nomination d'un « commissaire à l'équité pour les Noirs ».
Le gouvernement pourrait annuler ou modifier la directive politique sur la « radiodiffusion durable et équitable » émise fin 2023 par le ministre du Patrimoine canadien à l'intention du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).
Programmes de financement
Poilievre a déclaré que les transferts de base aux provinces ne seraient pas affectés par son intention d’expurger le « wokeism ».
Les conseils subventionnaires fédéraux constituent un outil de financement important : Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG), Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) et surtout le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), souvent critiqué. Pour modifier leurs résultats, le gouvernement peut modifier la législation sous-jacente qui définit leur mandat et leurs objectifs. On peut se demander jusqu'où il pourrait aller pour orienter ses politiques internes et supprimer l'approche EDI (équité, diversité et inclusion), mais ils peuvent remplacer leurs hauts responsables ou étouffer l’approbation ministérielle des plans et les crédits jusqu'à ce qu'ils se conforment aux règles.
L'autre outil pertinent est le financement direct par le biais de dizaines de programmes de contribution. La plupart d'entre eux reçoivent des demandes, les examinent en fonction de critères de sélection prépubliés et font des recommandations de financement. Souvent, la décision de financement pour les petits montants est déléguée par le ministre aux fonctionnaires, par le biais de ce que l'on appelle un tableau des délégations, mais le ministre peut choisir les seuils de délégation. Si les ministres gardent pour eux une plus grande part de la décision finale, cela signifie en pratique que leur bureau politique examine chaque dossier et formule sa propre recommandation dans une « note grise », en dehors des obligations de transparence de la loi sur l'accès à l'information.
Toute tentative d’intervention sur des dossiers individuels dans les programmes de contribution très tard dans le processus ou après qu'une recommandation ait été faite au ministre attira des ennuis comme dans le cas de l’affaire Kairos en 2011 qui plongea la ministre de la Coopération Internationale de l'ère Harper, Bev Oda, dans l’embarras. Bev Oda dans l'eau chaude dans l’affaire Kairos de 2011.
Il serait donc plus judicieux pour un nouveau gouvernement de charger chaque ministre d'examiner les conditions générales de tous ses programmes de financement et d'apporter les modifications nécessaires pour supprimer l'EDI des critères de sélection. Ils devront le faire avant d'ouvrir de nouvelles demandes de candidature.
Le gouvernement fédéral pourrait exercer une influence sur les universités en retenant le financement de la recherche et des infrastructures jusqu'à ce que l'université modifie ses politiques et ses pratiques en matière d'EDI. Toutefois, cette mesure serait considérée par beaucoup comme une ingérence dans les compétences provinciales. Poilievre n'a pas fait preuve de cohérence en matière de fédéralisme, se montrant très interventionniste en matière de logement et de sites d'injection sûrs, mais critiquant également les excès du gouvernement fédéral. La question de savoir jusqu'où intervenir dans les pratiques d'EDI des universités pourrait s'avérer difficile à trancher.
Nominations
Un moyen sûr pour le Premier ministre d'influer sur la culture de l'État fédéral au fil du temps est de choisir les nominations aux postes de direction, aux conseils d'administration, aux conseils consultatifs, aux organes juridictionnels et aux organes de contrôle.
Un grand nombre de ces postes sont du ressort du cabinet dans son ensemble, par le biais de nominations par le gouverneur en conseil (ce que les Américains appellent des nominations exécutives) ou de nominations par des ministres spécifiques en vertu des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi.
Un grand nombre de ces postes sont du ressort du cabinet dans son ensemble, par le biais de nominations par le gouverneur en conseil (ce que les Américains appellent des nominations exécutives) ou de nominations par des ministres spécifiques en vertu des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi. D'autres nominations sont délibérément « à titre inamovible », ce qui place la barre du licenciement très haut. Il existe une jurisprudence en la matière, en partie créée par les licenciements maladroits des gouvernements précédents.
Le gouvernement pourra licencier et remplacer les personnes nommées par le GIC et le ministère qu'il considère comme importantes pour l'élimination du « wokeism ». Changer les conseils d'administration et les conseils consultatifs attirera peut-être moins d'attention que changer les PDG, mais cela aura un impact à long terme.
Les cadres moyens et les employés permanents sont protégés dans une certaine mesure parce qu'ils sont couverts par la loi sur l'emploi dans la fonction publique. Ils peuvent être licenciés avec une combinaison de préavis et d'indemnités de préavis si l'employeur peut prouver qu'il y a un motif valable. Ils peuvent également être licenciés si leur travail est interrompu par la fermeture d'un programme ou d'une institution.
Toutefois, en vertu de la loi actuelle, les employés peuvent saisir la Commission canadienne des droits de la personne et le Bureau du commissaire à l'accessibilité (BCA) s'ils estiment que le licenciement est discriminatoire, et la Commissariat à l’intégrité du secteur public s'ils estiment qu'il y a abus de pouvoir ou représailles.
Tribunaux
La composition des tribunaux peut avoir une incidence sur les décisions et la jurisprudence futures. Jusqu'à présent, il a été pratiquement impossible de révoquer l'un des 1200 juges nommés par le gouvernement fédéral. Le gouvernement peut toutefois influencer les tribunaux en procédant à de nouvelles nominations lorsque des postes sont vacants. Le gouvernement peut influencer la manière dont les juges sont sélectionnés et promus en procédant à des nominations au sein des 17 conseils consultatifs de la magistrature qui examinent les candidatures et font des recommandations au ministre de la Justice. Ces personnes sont actuellement nommées pour un mandat de trois ans. Depuis 2016, le gouvernement recueille auprès des candidats des informations sur la diversité et les compétences linguistiques et publie les résultats des nominations. Le gouvernement pourrait cesser de collecter ou de publier ces données.
Pratiques administratives
Le gouvernement fédéral a adopté des politiques administratives et des pratiques liées à l’EDI ainsi qu'à la réconciliation avec les peuples autochtones.
Certaines politiques, directives et lignes directrices émanent du Conseil du Trésor et couvrent toutes les organisations, sauf si elles en sont explicitement exemptées. D'autres ont été élaborées par des ministères, des agences et sociétés d'État. Certaines organisations ont publié des plans d'action sur l'équité en matière d'emploi, de diversité et d'inclusion.
Un exemple de politique générale sont les Lignes directrices sur la diversité et l’inclusion dans les produits et les activités de communication publiées en 2023. Une autre est la Politique sur la gestion des personnes mise à jour en 2021 ainsi que la Directive sur l’équité en matière d’emploi, la diversité et l’inclusion de 2020.
Les pratiques d'approvisionnement du gouvernement ont été influencées par des politiques explicites telles que le Plan d’action pour la diversité des fournisseurs, le Pilote d'approvisionnement pour les entreprises noires, une Politique sur l'approvisionnement social et un Cible minimale obligatoire de 5 % d'approvisionnement auprès des entreprises autochtones (qui a attiré l'attention lors des audiences sur ArriveCan). L'envers de l'utilisation de l'approvisionnement pour promouvoir l’EDI serait de modifier les critères pour exclure les fournisseurs ayant des politiques EDI que le gouvernement considère comme offensantes.
Les pratiques de ressources humaines pertinentes incluent le recrutement, la formation, les recours et un ensemble de pratiques sous le label de « démarches réparatrices ».
L'École de la fonction publique du Canada, l'académie interne du gouvernement, propose une gamme de formations pertinentes. Des exemples incluent « Favoriser l’équité en matière d’emploi, la diversité et l’inclusion grâce à la dotation », ainsi que son « Parcours d'apprentissage sur l'équité, la diversité, et l'inclusion pour les cadres. » Il n'est pas encore clair si Poilievre considère la réconciliation avec les peuples autochtones et les initiatives lancées en réponse au rapport de la Commission de vérité et réconciliation comme étant « woke ». L'École de la fonction publique du Canada dispose d'un catalogue de produits d'apprentissage sur les réalités autochtones. Certains ministères ont poursuivi leurs propres initiatives de formation liées à la réconciliation avec les peuples autochtones.
De nombreux accords collectifs qui ont mis fin à la grève de la fonction publique en 2023 comprennent des clauses concernant la révision de la formation contre le racisme et la discrimination. Ces accords arriveront à échéance et seront renégociés début 2026.
En ce qui concerne le recrutement et la promotion, il y a eu un débat interne de plusieurs décennies sur la question de savoir si la fonction publique devrait poursuivre des objectifs et rendre compte de leur atteinte, en mettant beaucoup de poids sur les programmes de développement pour accroître les viviers de candidats pouvant être promus, ou utiliser des processus de recrutement fermés pour augmenter la représentation des « groupes en quête d'équité ». Nous revenons ici à la discussion des catégories de la Loi sur l'équité en emploi des années 1980.
Il peut y avoir des indices sur ce qui est à venir dans l'épisode de 2010, lorsque le président du Conseil du Trésor de l'époque, Stockwell Day, ordonna une revue d'un concours de recrutement limité aux candidats autochtones et issus des minorités visibles. Le ministre de l'Emploi, Jason Kenney, avait alors déclaré : « Nous pouvons continuer à atteindre une plus grande diversité dans le secteur public sans interdire aux gens de postuler pour des emplois en fonction de leur race ou de leur origine ethnique. »
Le gouvernement Poilievre décidera s'il autorisera des processus de recrutement limités aux groupes en quête d'équité et ce qu'il conviendra de faire des programmes de développement ciblés, tels que le Programme de perfectionnement en leadership Mosaïque. Cette tâche fera probablement partie du mandat du ministre du Conseil du Trésor.
Si le gouvernement de Poilievre suit l'exemple de Donald Trump en déclarant qu'il n'existe que deux genres, son gouvernement devra alors décider s'il conservera ou abrogera un certain nombre de pratiques administratives. Parmi les exemples, on trouve les normes de Statistique Canada sur le « genre de la personne » émises en 2021, ainsi que l'adoption par Passeport Canada et IRCC d'une option d'identifiant de genre X.
Litiges
Le gouvernement Poilievre devra décider de la meilleure façon de gérer les suites du recours collectif intenté par le Secrétariat du recours collectif noir, qui allègue un racisme systémique depuis 1970 et qui réclame 2,5 milliards de dollars de dommages et intérêts au nom des fonctionnaires et retraités noirs. Il est probable que le litige reprenne sous une nouvelle forme.
Algorithme pour l'élaboration des politiques
Depuis les années 1970, le gouvernement fédéral a tenté d'orienter le développement des politiques vers l'inclusion. Pendant les premières décennies, l'accent était mis sur l'égalité entre les sexes. Depuis le Plan fédéral pour l'égalité entre les sexes de 1995, des unités au sein de la fonction publique ont été chargées de mener des Analyse comparative entre les sexes (ACS) des propositions de politiques dans le cadre du processus de diligence raisonnable plus large. Une des raisons de l'existence d'un département autrefois appelé le « Statut de la femme », puis « Femmes et égalité des genres », était de défendre et de former en interne sur la réalisation des analyses de genre.
En 2011, en réponse en partie à un rapport du Comité parlementaire de 2005 et à une révision du Bureau du vérificateur général, un « Plus » a été ajouté à l'analyse de genre, et l'ACS+ a progressivement élargi son champ d'application aux questions d'« intersectionnalité » du genre avec une liste non exhaustive d'autres facteurs, incluant la race, l'âge, le handicap, l'orientation sexuelle, l'ethnicité, la religion et la spiritualité.
L'analyse ACSPlus fait désormais partie intégrante de l'algorithme pour le développement et la diligence raisonnable des mémorandums au Cabinet, des soumissions au Conseil du Trésor, des soumissions budgétaires et des plans et rapports de résultats des ministères. Plusieurs ministères maintiennent des équipes dédiées au travail sur le ACSPlus. D'autres engagent des consultants pour former leurs employés à la méthodologie. Le ACSPlus faisait partie des lettres de mandat de tous les ministres en 2019 et 2021.
En juin 2022, Trudeau a lancé un Plan d'action fédéral 2SLGBTQI+ et a confié son suivi à un secrétariat au ministère des Femmes et de l'Égalité des genres.
Le gouvernement Poilievre devra décider s'il conservera les directives et les équipes de la fonction publique liées au ACSPlus et au Plan d'action, s'il cherchera à les modifier, ou s'il les supprimera complètement comme vestiges du « wokisme ».
Autonomie de la fonction publique
Depuis janvier 2021, à la suite des turbulences de 2020, avec le mouvement Black Lives Matter et la découverte de fosses communes autochtones, trois greffiers du Conseil privé successifs (Shugart, Charette et Hannaford) ont utilisé leur position de « chef nominal de la fonction publique » pour émettre des versions d'un Appel à l’action en faveur de la lutte contre le racisme, de l’équité et de l’inclusion dans la fonction publique fédérale.
Poilievre devra décider de l'ampleur de la marge de manœuvre à accorder au greffier et au secrétaire du Conseil du Trésor pour continuer ces initiatives ou leur demander de les modifier ou de les annuler.